1 "ïi É !i^ Armaingaud LE PRETENDU STOÏCISME DE MONTAI- GNE PQ 1644 .A6754 1907 U dVof OTTAWA 3900300265125^ Le Prétendu Stoïcisme de MONTAIGNE Discussion de la thèse de M. le professeur Stroinski PAR Le B^ ARMAINGAUD Exlrnil de la Revue politique et Parlementaire (Septembre l'Kïï PARIS BUUKAIJX DE LA HE VUE POLITIQUE ET PAU LE M EST MUE 63, RUE DE LLNIVERSITÉ Le Prétendu Stoïcisme de MONTAIGNE Discussion de la thèse de M. le professeur Stroivski PAR Le B^ ARMAINGAUD Extrait de la Revue politique et Parlementaire (Septembre 1907) PARIS BUREAUX DE LA REVUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE 63, RUE DE L'UMVERSITÉ LE PRÉTENDU STOÏCISME DE MONTAIGNE (1) La ville de Bordeaux publie en ce moment une intéressante édi- tion des Essais, dite Edition municipale. M. F. Slrowski, professeur de littérature française à la Faculté des Lettres est chargé de la dé- licate mission de diriger cette entreprise qui fait grand honneur à la cité girondine et ù ses édiles. La valeur et le mérite do l'exécution n'en sauraient être sérieusement appréciés que par une soigneuse comparaison entre le texte imprimé et le manuscrit de Montaigne jeonservé à la bibliothèque de Bordeaux, et dont la reproduction exacte est l'une des principales raisons d'être de celle nouvelle édition. Mais la composition de la Commission qui fut chargée de la préparer et la conformité de la lecture qu'en donne M. Strowski avec celle qui en avait élé faite avant lui par M. Cagnieul, semblent promettre à celte u u\ re le succès que chacun lui souhaite ; tout porte à croiic que M. Strowski, qui est un intrépide Iraxailleur, et a composé il y a quelques années une thèse très remarquée sur Saint François de Sales, est appelé à une nouvelle victoire. J'ai malheureusement quelques raisons de craindre qu'il n'en soit pas de même pour son récent ouvrage sur Montaigne et sa philoso- phie. Ce gros livre de 400 pages nous présente un Montaigne tout nouveau, très inattendu. Si la thèse est aussi vraie qu'elle est ori- ginale, on ne saurait trop en féliciter le jeune auteur. Si, au con- traire, c'est un Montaigne de fantaisie, il importe d'autant plus que l'on soit mis en garde par une critique un peu sévère que la situa- tion de l'auteur donne à son livre une certaine autorité. Signé d'un nom inconnu, on pourrait l'abandonner à sa destinée. Mais un livre présenté dans la préface comme le premier et le seul où « la méthode historique et génétique soit appliquée à la pensée de Montaigne », et composé par un professeur de l'Université de Bordeaux, au centre même de la documentation, risque d'être ac- (1) Les Grands Philosophes: Montaigne, par Fobtcnat-Stbowski. Paris, Félix Alcan, 1906. — 4 — cepté comme le dernier mot sur l'auteur des Essais, consulté no- tamment par les candidats à la licence, aux grandes écoles, et à l'agrégation, enfin par les jeunes maîtres, pour longtemps, peut- être, mal orientés dans l'étude de Montaigne, Il ne faut donc pas laisser passer les hardiesses hasardées d'une thèse que les amis zélés de Tauteur signalent comme un commen- taire « peut-être définitif » et « la dernière tentative » pour inter- préter les idées et la doctrine de Montaigne. Dans un premier chapitre intitulé: « Avant la Sagesse », l'auteur expose les sentiments et les idées de Montaigne, la direction en- core incertaine de son esprit, les influences qui ont agi sur la formation de son caractère, et, enfin, les principaux actes de sa vie jusqu'à l'âge de 38 ans, où il résigna sa charge de Conseiller au Parlement de Bordeaux. Il nous amène ainsi jusqu'au jour où, après quelques mois passés à Paris, Montaigne se retire dans son château du Périgord et commence à composer les Essais (fin 1571 ou commencement de 1572), et devient le philosophe, le sage, que M. Strowski va étudier. Avant de le suivre dans celle étude, je fais une première re- marque. On sait que Montaigne a traduit du latin en français et publié, "^quatre années avant de commencer les Essais, le livre de Raymond ^ Sebon : La théologie naturelle. M. Strowski fait ressortir en quelques pages la grande action qu'à son avis, l'œuvre du profes- seur espagnol a exercée sur l'orientation des idées de Mon- taigne et sur l'esprit des Essais. Il lui reproche même d'être trop entré dans la pensée de Raymond Sebon ; il affirme que Montai- gne transporte dans les Essais quelques-unes des meilleures for- mules de sa traduction ; et sur cette remarque il pique cette note : « Cf. Guillaume Guizot, Montaigne, page 116 ; publié par Au- guste Salles. Paris, 1899. » Surpris du rapprochement ainsi établi entre les idées de M. Strowski et celles de M. Guizot, dont le livre m'avait laissé une impression toute différente, je me suis reporté à la page in- diquée, et j'y ai lu ce qui suit : « Raymond Sebon n'a pas seule- ment fourni à Montaigne le thème d'un chapitre qui est tout un livre, et qui, sous forme d'apologie, ne va à rien moins qu'à miner de fond en comble le sijslème du théologien espagnol ; on retrouve Sebon encore ailleurs dans les Essais, toujours délormé cl détourné de son sens, déliguré par le miroir où il se brise en se réllélant. » M. Strowski cite ici, pour confirmer son opinion, un auteur dont U > ^J — 5 — Le lecteur eomprendra que j'aie été ainsi, dès les premières pa- ges, mis en garde contre la parfaite exactitude des eitations faites par M. Strowski : mes inquiétudes à cet égard n'étaient que trop justifiées. A en croire M. Strowski, les idées dominantes de Montaigne, ù partir du jour, où ùgé de 38 ans, il se dispose à passer « en repos et ù part » les années qui lui restent à vivre, ont suivi quatre grandes étapes : il est d'abord stoïcien ; puis sceptique ; puis ehré- tien ; enfin, dans les dernières années de sa vie, et tout en restant chrétien, il est devenu surtout épicurien et dilettante, en même (h "^ Td temps qu'il reste l'homme libre, l'esprit libre par excellence. Et cet esprit libre, qu'il a toujours" voulu être, qu'il a été de plus en ^^^ ^C. plus, Montaigne, au dire de l'auteur, n'aurait jamais pu l'être s'il /2\ n'eût été chrétien. Car l'une des conditions « positives » pour être \r))<^ un esprit libre c'est d'avoir une âme religieuse, « l'homme libre j^ — x ne pouvant demander les éléments d'une vie intellectuelle et mo- \Jtj o j rai » qu'à la religion et non à la science. Pour Montaigne, celte *^ religion a été le christianisme. Ce christianisme est une sorte ^^ j^ u^ « jansénisme intellectuel », mais « c'est bien le vrai christianisme, '^~(jf-f^ « fondé sur la révélation et sur la foi ». L'autre condition, pour {PV^ être un esprit libre, c'est d'avoir une volonté vigoureuse, et cette volonté vigoureuse et ferme, c'est la discipline stoïcienne qui l'a ^ donnée. Le premier dessein de Montaigne, — il nous le dit et redit plu- sieurs fois dans les Essais, — avait été, en se retirant chez lui, de ne vivre que pour lui-même et « de s'arrêter et rasseoir en soi », de rester spectateur désintéressé de la _vie. dans une sagesse sé- denlaire el tranquille. Il nous apprend comment, pour mettre_or- (dre aux imagina'i'^ns ^\ ?^"\ faP*r^''^'^= que l'oisiveté faisait naître ien son esprit, il se mit à écrire ses réflexions, « ses humeurs ». [JVIais, remarqueM. Strowski, un épicurisme, délicat si l'on veut, en tous cas sans courage et sans honneur, pouvait seul sortir d'un tel « idéal bien réduit et bien peu phiIoso£hique ». Il nous ex- plique par quelles voies l'esprit de Montaigne a été, tout au con- traire et fort heureusement, amené au stoïcisme. Il en trouve une première explication dans les événements politiques. La guerre civile fait fureur autour dejui. « chacun ne peut compter que sur soi-même pour se défendre contre la haine ou la rapacité d'un voisin^irîe_caprice d'un chérïïe_ban3e^2P~E?5^^'* <^^îï"S6 cou- che chaque soir, en se disant que peut-^tre, cette nuit même, on va être assassiné. » Il faut donc s'aaruerrir conJLrela crainte de la mort, il faut apprendre à l'envisager sans défaillance : et comme. — 6 — dans l'opinion de M. Strowski, ce n'est pas dans la doctrine d'Epi- cure que Montaigne trouvera l'inspiration et les raisons d'une at- titude courageuse, c'est dans la philosophie du Portique qu'il ira les chercher. Et, pour nous mieux convaincre que l'insécurité et les dangers au milieu desquels il passait sa vie ont bien été la cause déterminante de cette première évolution, M. Strowski, par une singulière inadvertance, nous cite comme expliquant cette ré- solution prise par Montaigne en 1574, une tentative de brigandage et de trahison dont il faillit être victime... entre 1580 et 1588 (1). Une seconde explication, c'est qu'au moment même où les raisons précédentes l'amènent à chercher dans la philosophie de quoi soutenir son âme contre les coups de la fortune, il lit beaucoup Plutarque et Sénèque. Il s'en laisse, il n'y a pas à en douter, pro- l'ondément pénétrer et inspirer ; « l'essentiel de la morale de Sé- nèque s'incorpore peu à peu à sa pensée et à sa conscience (2) ». Telle est la double et ingénieuse explication du stoïcisme de Mon- taigne. Seulement, il reste une question : Ce stoïcisme est-il réel ? ^'w Je vois, dit Fauteur des Essais (3), que les hommes, aux faits qu'on leur propose s'amusent plus volontiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité... Suivant cet usage, nous sa- vons les fondements de mille choses qui ne furent oncques. » Montaigne rappelle un proverbe italien qui dit qu'aux ébats de Vénus, une femme boiteuse est plus attrayante, plus mouvemen- tée qu'une femme bien faite. Montaigne nous montre les savants s'évertuant à expliquer physiologiqucment ce fait, dont ils four- nissent de multiples et très différentes interprétations, sans s'en- quérir de savoir s'il existe réellement. C'est aussi l'histoire de la dent d'or, poussée naturellement dans la gencive du jeune Silé- sien ; quand le grave Hortensius a savamment expliqué com- ment la nature, par ses seules forces, a pu produire un tel phé- nomène, un orfèvre dévoile l'imposture, établissant qu'elle a été dorée artificiellement. Nous passons ainsi une partie de notre vie à chercher la cause et à tirer des conséquences de faits qui n'ont jamais existé. C'est ! ce qui arrive, je crois, à M. Strowski. Comment établit-il le pré- tendu stoïcisme de ÎMontaigne ? On n'a pas de peine, dit-il, à re- (1) Cette aventure, Montaigne la racont-e pour la première fois dans l'édition des Essais publiée en 1588, la plaçant ainsi pendant la Li- gue entre 1584 et 1588. (2) Strowski, Montaigne, page 95. (3) Des Boisteux, Les Essais, livre III, ch XI. ^ connaître, dès le premier livre de la première édition des Essais, que l'ordre de composition des chapitres ne correspond nullement ù celui qu'ils occupent ; et que, notamment, les chapitres XIV, XX, XXI et XXXIX, bien qu'ils soient presque tous séparés les uns des autres par plusieurs essais intercalés, ont été rédigés à des dates rapprochées les unes des autres, pendant les deux ou trois premières années de la composition do l'ouvrage, c'est-à-dire de 1572 à 1574. Ces quatre chapitres qui caractérisent ia première étape do la philosophie de Montaigne sont, au dire do M. Strowski, remplis de l'esprit stoïcien ; « c'est le stjle de Sénèque, les expressions de Plutarque et l'inspiration du Portique ». Il est au contraire fa- cile d'établir qu'aucun de ces quatie chapitres n'est, ni dans les détails ni dans l'esemble, d'inspiration stoïciene ; que chacun d'eux est nettement épicurien, et qu'un disciple d'Epicure au- rait pu les écrire d'un bout à l'autre et les signer. C'est par l'analyse du ch. XXXIX du livre I De la Solitude (ou de la Retraite) et dans les citations qu'il donne du ch. XXXVII du livri^ II, qu'il ajoute incidemment à la liste des chapitres dits stoïciens, qu'apparaît avec le plus d'évidence l'extraordinaire mé- prise de M. Strowski. Nous y trouverons la clef de toutes ses autres erreurs. _ Rappelons que, pour le stoïcisme, héritier de la doctrine cyni- que, le souMMaiu hioii est l;i liberté, et que, pour 1(> sloïçion. la il- berlé n esi eoiigiiise que par la lutte victorieuse eoulre loules les passions et Iq"^ |t^'^ sentiments de l'àine. qu il s auit non pas seule- ment de modérer comme le prescrit l'épicui-isnic, ni.ii< f||- «np primer lol.ilement. D'où le»^ rli'nv i.m iii(>< (],^ leur maxime : S'(/.s;_ fine et ahslinc. Voulant nionticr que Montaiiiue met en pratique le « sustine ); fi\\\ précepte stoïcien, il prend d'abord un cxeinple dans le chapitre ".30 du livre II (1) et il nous présente notre philosophe en butte aux douloureux accès de la colique jiierreuse. « Je suis aux prisas, dit Montaigne, avec la plus douloureuse, la plus mortelle, la plus irrémédiable des maladies. » M. Strowski nous fait remarquer que, suivant l'expression même du patient, « aux effets de la co- lique », son ûme « est capable de se reconnaître, de suivre son /tfain accoutumé, combattant la douleur, la soutenant », et « main- jtenant son esprit en cette belle assiette », Fort bien ; mais cette fermeté, cette belle attitude, où Montaigne en a-t-il puisé l'inspi- / ration ? Il l'a puisée dans Epicure qui, parmi tant de chefs d'école [J Cléanthe, son premier disciple et le second docteur du Portique, xy* s'est tué pour échapper à la reprise de nouvelles douleurs ; Stil- kV" pon, l'un des inspirateurs du stoïcisme, se tua crapuleusement O dans le vin ; Antisthène, le maître même de Zenon, supporta sans grandeur et sans courage la souffrance et l'approche de la mort. Leur disciple Sénèque, comparant dans la mort « l'homme qui vole au-devant du trépas à celui qui, sachant accepter les affai- blissements et les dégoûts de la vieillesse, attend ce trépas paisi- blement et sans trouble, Sénèque donne l'avantage à ce dernier, car l'audace du premier n'est quelquefois, dit-il (2), qu'un mou- (1) Il importe ici de ne pas perdre de -nie que M. Strowski reconnaît que Montaigne fut épicurien, très épicurien dans la dernière phase de sa vie. Aussi, lorsqu'il parle de son stoïcisme, est-ce exclusivement dans les premiers Essais, ceux publiés en 1580, qu'il s'attache à le découvrir. En conséquence, pour le suivre comme nous le faisons ici, dans sa thèse sur la première étape de Montaigne, il ne faut tenir compte que d© cette première édition, et se reporter soit à l'édition Dezeimeris et Bar- khausen (Bordeaux, 2 volumes) qui en reproduit exactement le teste, soit à l'édition originale, soit enfin à l'édition municipale de Bordeaux, dont le premier volume vient de paraître et qui distingue par une no- tation spéciale chacun des apports successifs de 1580, de 1588 et de 1595. Toutes les citations et toutes les discussions qui suivent se rapportent donc au premier texte de Montaigne, et à ce premier texte exclusive- ment. Cette remarque ne s'applique, nous le répétons, qu'à la partie de la thèse de M. Strowski qui concerne le Stoïcisme de Montaigne, exclu- sivement examinée dans le présent article... Pour le reste, il faudra s© reporter aux éditions courantes. (2) Sénèque, Lettre XXX. — 9 — vement de frénésie et de désespoir ; la tranquillité de l'autre sup- pose, au contraire, des principes plus fermes et inébranlables ». Et, qui cite-t-il à l'appui de cette opinion, et comme exemple pour la justifier ? Un stoïcien ? non, c'est encore un épicurien, son ami Aufîdius Bassus, qui, secoué par les années et supportant vaillam- ment le poids de l'âge et les atteintes d'une décrépitude doulou- reuse et chaque jour croissante, laissa venir lentement la mort sans aller au-devant d'elle, et montra une force d'âme et une séré nité continues qui firent l'admiration de tous. Oubliant tout cela, M. Strowski a encore eu le tort de ne pas lire en entier, dans le chapitre sur la Ressemblance des enlants aux pères (1) les deux pages où il a puisé une do ses citations (2). S'il les avait bien lues, il n'aurait pu continuer à affirmer que Montaigne s'y inspire du Portique. Faisant allusion, en effet, aux vaines bravades des stoïciens contre la douleur, Montaigne déco- che, dans ces pages, les traits d'une cinglante ironie au « sustine » tel qu'ils le pratiquent, et les traite de comédiens. « Au demeurant, dit-il, j'ai toujours trouvé ce précepte cérémonieux et inepte, qui ordonne si rigoureusement et si exactement de tenir bonne con- tenance et maintien dédaigneux et posé à la souffrance des maux. Pourquoi la philosophie, qui ne regarde que le vif des effets, se va-t-elle amusant à ces apparences externes ? Comme si elle dres- sait les hommes à un acte d'une comédie, ou comme s'il était en sa juridiction d'empêcher les mouvements et altérations que nous sommes obligés de recevoir. Qu'elle empêche donc Socrate de rougir d'affection et de honte, de cligner les yeux ù la menace d'un coup, de trembler et de suer aux secousses de la fièvre ?... Elle devrait laisser celte charge à ceux qui font profession do régler notre maintien et nos mines Qu'elle s'arrête à gouver- ner notre entendement qu'elle a appris à maîtriser ,' quant au corps, s'il se soulage en se plaignant, qu'il le fasse; si l'agitation lui plaît, qu'il se trémousse et tracasse à sa fantaisie, et s'il pense que cela amuse son tourment, qu'il crie tout à fait. » Voilà comment Montaigne se montre stoïcien ! A qui fera-t-on croire que notre philosophe, aux prises avec les vives douleurs de la colique pierreuse, fait appel au sustine des stoïciens dont il raille si finement la pose théâtrale en face de la souffrance, alors qu'il a constamment devant les yeux l'admirable sérénité d'Epi- cure, et qu'il lit dans les lettres de Sénèque, son livre de chevet, (1) Les Essais, livre II, ch. XXXVII, Ed. Dezeimeris, t. Il, p. 328 et suivantes. (2) Strowski, Montaigne, page 103. D' A. • y. — 10 — le récit de la belle fin de l'épicurien Aufidius et de tant d'autres ! Voyons maintenant comment il applique l'autre précepte du Por- tique. Ici encore, nous allons constater que c'est Epicure qu'il suit, et non pas les exhortations de Zenon. C'est dans le chapitre sur la Solitude (1), l'un des quatre Essais les plus nettement ins- pirés du Portique, s'il faut en croire M. Strowski, que Montaigne explique avec précision et applique avec fermeté Vabstine des stoïciens. Pour le prouver, il en cite un long passage. Or, c'est à peine, en y mettant quelque complaisance, si on peut trouver çà et là quelques formes, quelques « cadences » stoïciennes, comme dirait Montaigne, mais dont la direction et le fond sont nettement épicuriens. L'inspiration anti-stoïcienne est des plus évidentes 'dans les passages même que cite M. Strowski comme exemple de stoïcisme : « d'anticiper ainsi les accidents de la fortune, de se priver des commodités qui nous sont en main, comme ont {ait plu- sieurs par dévotion, et quelques philosophes par discours, se ser- vir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses richesses emmy la rivière, rechercher la douleur, ceux-là pour, par le tourment de celte vie, en acquérir la béatitude d'une autre vie ; ceux-cy pour, s'étant logés en la plus basse marche, se mettre en sûreté de nouvelle chute, c'est l'action d'une vertu exces- sive (2). » N'est-ce pas là, en effet, une critique déjà directe du précepte stoïcien ? Mais M. Strowski voit surtout Vabstine des stoïciens dans certains passages (3) du fragment qu'il cite, où Montaigne exhorte le philosophe dans la retraite à ne s'attacher étroi- tement à aucun des biens qui ne dépendent pas de nous, afin de ne pas trop souffrir quand ils nous quitteront, « Il faut avoir femme et enfants, et biens, et surtout la santé, mais ne pas s'y attacher en manière que notre heur en dépende (4). » >* M. Strowski ignore-t-il donc qu'Epicure donne à son sage le même a) Ch. XXXIX de l'édition de 1580 ; Ch. XXXVIII des éditions cou- rantes. (2) On remarque encore dans ce passage une ironie contre l'austéritë chrétienne. Mais on ne l'y verrait pas, si on ne lisait cette citation que dans le texte qu'en donne M. Strowski; car, comme il lui arrive trop aouvent, il a fait ici, sans en avertir le lecteur, même par des ix)ints, iine citation tronquée du texte de Montaigne. 11 a omis les quatre lignes que j'ai soulignées. (3) De la solitude (ou de la Retraite) ch. XXXIX du livre I, pages 203-204 dans l'édition de 1850 et dans l'édition municipale ; chapitre XXXVJIT des éditions courantes. (4) Pages 105-100 du livre de M. Strowski. -* Il — précepte. Il lui conseille le célibat, qui l'expose moins que le raa^ riage et la famille à une vie troublée ; mais il lui permet cependant d'avoir femme et enfants, à la condition, comme pour toutes les possessions de la vie, de ne s'y attacher que juste assez pour en jouir, et pas assez pour avoir à souffrir de leur perte. L'absUne^ est donc aussi épicurien que stoïcien, comme l'a justement remar- qiiéM. Martha, et c'est en faisant allusion au courage d'Epicure dans Vabstine, aussi bien que dans le sustine, que Sénèque n'a pas hésité à le proclamer un héros (1). Il suffît d'ailleurs de poursui- vre la lecture de cet Essai sur la Retraite pour apercevoir toute l'étendue de la méprise de M. Strowski, croyant voir l'inspiration stoïcienne dans un chapitre essentiellement épicurien. Il a été dé- tourné de la bonne voie par certaines formules prises encore dans Sénèque. Montaigne, en effet, a puisé l'idée de ce chapitre dans Epicure, qui conseille à son disciple de préférer la vie des champs à celle des villes, et d'éviter, s'il le peut et quand il le peut, de se mêler à la vie publique. Il l'a prise aussi dans les lettres 7, 29, . 30, 58 et 98, où Sénèque conseille à Lucilius de « s'éloigner de la foule ». Le texte do ces cinq lettres s'accorde d'ailleurs, sur presque tous les points, aussi bien avec la doctrine d'Epicure qu'avec celle du Portique, et le correspondant de Lucilius y cite plusieurs fois, soit Epicure lui-même, soit son disciple Métrodore, à l'appui de ses exhortations. Mais Montaigne, je viens de le dire, ne s'en tient pas à Sénèque, déjà ici très épicurien. Il évoque à chaque page l'épicurisme le plus flagrant, et y dépasse de beau- coup Epicure lui-même « L'occupation qu'il faut choisir, à une telle vie, ce doit être une occupation non périlleuse et ennuyeuse;... fuir les passions qui empêchent la tranquillité du corps et de l'âme, et choisir la route qui est la plus selon notre humeur. Au manège, à l'étude, à la chasse, et à tout autre exercice, donner presque aux dernières limites du plaisir, et garder de s'engager plus avant, où la peine commence à se mêler parmi » « Moi qui ai l'âme com- mune, il faut que j'aide à me soutenir par la commodité corpo- relle. Et l'âge m'ayant tantôt dérobé celles qui étaient le plus à ma fantaisie, je me tiens et aiguise mon appétit à celles qui res- tent plus sortnblcs à cette autre saison. Il faut retenir avec les dents et nos grimes l'usage des plaisirs de la vie que nos ans nous arrachent des mains les uns après les autres (2). » En fait de stoïcisme et « d'abstine » on trouvera que c'est assez (1) SÉNÈQUE, Lettre 23. (-') Les Essais : De la Solitude. Livre 1" ch. XXXIX de l'édition de 1580 ; ch. XXXVIII des éditions courantes. — 12 — pauvre ; et pour que M. Strowski ne reconnaisse pas ici l'épicu- risme, et même pour qu'il n'y entende pas comme un écho du cyré- naïsme et d'Aristippe, il faut qu'il ait une foi robuste en ses idées préconçues. Enfin M. Strowski ne veut pas quitter l'analyse de ce chapi- tre XXXIX sans commettre une dernière méprise. Montaigne ter- mine cet essai en exhortant celui qui cherche sérieusement la sa- gesse, à se représenter toujours en l'imagination trois grands ci- toyens, à vivre en leur constante compagnie, « à les établir les contrerolleurs des intentions, et affermir son âme par l'exemple de Caton, d'Aristide et de Phocion ». Or, les stoïciens avaient pré- cisément coutume d'ennoblir les imaginations par la présence idéale de quelque grand homme ; donc Montaigne, pense notre auteur, était stoïcien. Et il cite comme ne pouvant laisser aucun doute, les douze dernières lignes du chapitre XXXIX (1). Cela est très net, et l'affirmation paraît justifiée. Mais le malheur est, que si nous nous donnons la peine de rechercher quelle est l'école phi- losophique qui, la première, a donné à ses disciples, et pratiqué le conseil sur lequel Montaigne termine son chapitre, nous trouve- rons que ce n'est pas celle du Portique. Ce précepte est d'Epicure. C'est encore le stoïcien Sénèque qui lui en fait honneur. « Ma lettre demande à finir, dit-il, cher Lucilius (2), je la termine par une maxime utile et salutaire : « Il faut choisir un homme de bien et ne le perdre jamais de vue ; toujours vivre comme en sa présence, toujours agir comme sous ses yeux. Ce précepte est d'Epicure ; c'est lui qui nous donne un gardien, un surveillant, et il a haute- met raison. » En voilà assez, je suppose, et peut-être plus qu'il n'en faut — car j'ai analysé tous les passages sur lesquels M. Strowski appuie sa thèse — pour établir deux points : le premier, c'est que le cha- pitre XXXIX est d'inspiration épicurienne et non pas stoï- cienne ; le second, c'est que l'auteur du livre que nous analysons ici, a lu trop rapidement et superficiellement, et les épicuriens, et les stoïciens, et Sénèque, et Montaigne, et qu'il a fait dire aux uns et penser à l'autre justement le contraire de ce qu'ils ont pensé et dit. Je pourrais clore ici la discussion de la thèse de M. Strowski sur la première étape, l'étape dite stoïcienne de Montaigne. Un tel procédé d'examen, n'a pu, en effet, que conduire aux mêmes (1) Page 107 du livre de M. Strowski, et dans Lrs Essais, édition de 1580,Dezeimeris et Barkhausen, tome l^"", p. 209. .(2) SÉNÈQUE, lettre 11. — 13 — erreurs dans l'interprétation des trois autres essais où il voit le stoïcisme partout, alors qu'il y a partout de l'épicurisme et rien que de l'épicurisme. Mais il importe que la démonstration soit complète. L'anal5'se que nous venons de faire du chapitre XXXIX facilitera celle des autres. Nous tenons maintenant la clef du système, le (ons errorum de la thèse. Oubliant ou méconnaissant ce qu'est la doctrine épicu- rienne, dans tous les passages où Montaigne parle de fermeté, vante ou admire la force d'âme, l'indépendance de caractère, la tempérance et la sobriété, la fîère résistance aux obstacles de la vie et aux coups de la fortune, la sérénité dans la douleur, dans les tortures, le mépris de la mort, l'exemple d'une fin courageuse, ou même de la mort volontaire, M. Strowski voit autant d'adhé- sions au stoïcisme, ne voulant pas s'apercevoir que ces vertus sont aussi bien épicuriennes que stoïciennes. Et il ne voit pas, dans ces mêmes chapitres, les déclarations et les manières de sentir très nettement incompatibles avec le stoïcisme, et exclusi- vement inspirées par l'épicurisme, et qui donnent à ces chapitres tout entiers leur véritable caractère. Passons donc au chapitre XIV (1) du livre I : « Que le goust des biens et des maux dépend en ttonne partie « de l'opinion que nous en avons. » Rappelant cette sentence grecque, que les hommes sont tour- mentés par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses elles-mêmes, Montaigne remarque qu'il y aurait « un grand point de gagné pour le soulagement de notre misérable condition hu- maine », si on pouvait établir celte proposition « tout et partout », c'est-à-dire en l'appliquant à la mort et à la douleur. Montaigne, se livrant à une longue dissertation sur la mort, appuyée sur de nombreux exemples, conclut qu'en effet, il se peut soutenir qu'elle n'est pas un mal de soi, qu'elle l'est seule- ment pour celui qui ne sait pas lui donner son vrai visage et sa vraie saveur. Dans toute cette première partie de VEssai, aucune opinion stoïcienne sur la mort ; car on ne prendra sans doute pas pour marque stoïcienne l'adhésion qu'il donne à l'ordre uni- versel de la nature, qui est tout aussi conforme à la conception épicurienne qu'aux formules du Portique ; c'est un des thèmes les plus fortement et les plus magnifiquement développés dans le poème de Lucrèce. D'ailleurs, sa vraie pensée, sa vraie doctrine sur la mort, Montaigne nous la donne bien plus explici (1) Ch. X)IV de l'édition de 1580 de>«nu le ch. XL des éditions cou- rantes. — 14 - tement dans le chapitre XXI également compris dans la série des Essais prétendus stoïciens, et que nous analyserons plus loin. Pour la douleur, si -on ne pont l'anéantir, « on peut au moins, dit Montaigne (1). l'amoindrir par la | alience. et, quand bien môme le corps s'en émouvrait, maintenir ce néanmoins l'âme et la raison en bonne trempe. S'il ne l'était (s'il n'y avait des hommes qui en fussent capables), qui aurait mis en crédit parmi nous la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution ? Où joue- raient-elles leur rôle s'il n'y avait plus de douleur à défier, » M. Strowski (2) •croit reconnaître dans ce morceau la marque i certaine du stoïcisme ; en réalité elle reflète des pensées communes aux deux doctrines. L'épicurisme, nous l'avons vu surabondam- ment, n'enseigne-t-il pas au sage, aussi bien que le Portique, que le contentement de l'âme et la maîtrise de soi ne dépendent pas de la douleur ? Ne rivalise-t-il pas avec le stoïcisme pour le rai- dissement, le défi aux coups du hasard (2) ? Que la rigoureuse fortune accable le sage, selon Epicure, des maux les plus redou- tables, la maladie, la douleur, les tortures même ; il restera libre, sans trouble ; sa force d'âme, son courage, pour des raisons dif- férentes de celles des stoïciens, mais non moins puissantes et non moins efficaces — plus efficaces même et plus convaincantes, comme l'ont démontré les faits, plus vraies aussi, et plus sincères, nous allons le voir — ne se démentiront pas plus que chez le dis- ciple de Zenon. Tel est, sans conteste, le sentiment de Montaigne, qui va même jusqu'à blâmer ses amis en Epicure d'aller parfois trop loin dans la sagesse et de s'élever trop haut (4). La seule différence pour Montaigne, entre la force des épicuriens et ^ celle des stoïciens en face de la douleur c'est que ceux-ci se j refusent à reconnaître qu'elle soif un mal et la méprisent ; les ] épicuriens, au contraire, la proclament le plus grand des maux. ' Or, c'est aux épicuriens qu'il donne laison, non sans décocher, comme d'habitude, aux prétentions stoïciennes, un trait de moquerie : « Posidonius (5), extrêmement tourmenté par la douleur d'une maladie aiguë et recevant la visite du grand (l)Ch. XIV du livre I, édition de 1580, Demeizeris et Barkhausen, to- me I, page 37. (*2) Page 32, do son livre. (3) Voir VEpinmfunr, dans Cickron, édition Leclerc, tome XXXIII, page 57, et la 'Philosophie d'Epicurc par Guyatt. (4) Toujours dans Les Essais de 1580, bien entendu ; ceux auxquels M. Strowski se réfère pour cette première étape. (6) Les Essais, 1580, livre T, ch. XTV, édition Demeizeris et Barkhau- sen, tome I, page 36. — 15 — Pompée, qui s'excusa d'avoir pris heure si importune pour l'ouïr deviser de philosophie : « A Dieu ne plaise, lui dit le philosophe, que la douleur gagne tant sur moi qu'elle m'empêche d'en discou- rir cl d'en parler»; et il se jette, ajoute Montaigne, « sur ce même propos du mépris de la douleur. Cependant, elle jouait son rôle et le pressait incessamment. A quoi il s'écriait : « tu as beau faire, douleur, si ne dirai-je pas que iu sois un mal ». Ce conte qu'ils font tant valoir, que porte-t-il pour le mépris de la douleur ? Il ne débat que du mot ; et cependant si les pointures ne l'émeuvent, pourquoi en rompt-il son propos ? Pourquoi pense-t-il faire beau- coup de ne l'appeler pas mal ? Ici tout ne consiste pas en l'ima- gination ; nous opinons du reste, c'est ici la certaine science qui joue son rôle. Nos sens même en sont juges. Qui nisi sunt veri, ratio quoque [alsa fit omnis. Ferons-nous croire à notre peau que les coups d'étrivière la chatouillent ? et à notre goust que l'aloès soit du vin de Gra\es (1) ? » Pour accenUier son adhésion aux raisonnements épicu- riens contre la douleur, Montaigne adopte pleinement, pour ter- miner, cette maxime d'Epicure : « Que cela doit nous consoler, que, naturellement, si la douleur est violente, elle est courte ; si elle est longue, elle est légère ! » Tu ne la sentiras guère long- temps, répèle Montaigne ; si tu l'a sens trop, elle mettra fm à soi ou à toi ; l'un et l'autre revient à un. Ce ne sont pas les arguments stoïciens, on le voit, qui agissent sur lui, mais les arguments de l'école adverse. Le dernier mot du chapitre que j'analyse complète et confirme une fois de plus l'inspiration épicurienne de tout VEssai, en même temps qu'il fournit à M. Strowski l'occasion d'une nouvelle méprise. Montaigne, dit-il. en terminant les pages qu'il consacre au stoïcisme des Essais, est à ce point stoïcien, qu'il ose aller jusqu'au degré extrême où le conduit la doctrine : jusqu'à accepter la légitimité morale du suicide (2). Montaigne n'en écarte, en effet, ni la pen- sée, ni le conseil ; bien au contraire, du moins à ce moment de sa vie ; et il conclut ainsi, ajoute notre auteur, le fameux chapi- tre XIV du livre I « S'il est mauvais de vivre, en nécessité, de vivre (1) L'ostentation des Stoïciens, leur attitude théâtrale dans la douleur leur morale artificielle déplaisent si fort à Montaigne, qu'il raconte deu:ç fois cette anecdote dans les mêmes Essais de 1580, et que dans l'autre version, il est plus dur encore pour eux ; « Posidonius s'écrie contre la douleur: (i Tu as beau faire, si ne dirai-je pas que tu «ois un mal Il sent mêmes passions gue mon laquais, mais il se gendarme (il fuit le brave) à ce qu'il contient au moins sa langue sous les lois do sa secte. Ce n'est que vent et piimles ». (Livre II, ch. XII.) (2) Montaigne, par F. Strowski, pages 107-108» — 16 — en nécessité, il n'est aucune nécessité. » Or, celte maxime prét€?ndue stoïcienne, n'est pas plus stoïcienne que le reste du chapitre XIV. Elle est d'Epicure ! M. Strowski aura, ici encore, été victime d'une lecture trop précipitée des lettres du stoïcien Sénèque. C'est en ef- fet, Sénèque lui-même, qui, à la fin de la lettre XII, cite cette maxime. En la lisant en pareil lieu, M. Strowski, oubliant que Sé- nèque termine une grande partie de ses Lettres à Lucilius par une maxime d'Epicure, a cru que celle-ci était d'origine stoïcienne et n'a pas vu que quelques lignes plus loin, il en cite l'auteur. Après les avoir reproduites, le philosophe ajoute en effet : « Encore de l'Epicure ! Ce qui csl vrai m'appartient (1). » Arrivons au troisième chapitre de la série supposée stoïcienne par M, Strowski ; c'est l'essai XIX du livre I : « Qu'il ne [aut /u- ger de notre heur qu'après notre mort (2). » Ici, encore, M. Stro^^ski a pris comme \enant du Portique, une inspiration épicurienne. Quatre points sont à signaler dans ce chapitre : Le sujet et le titre sont pris dans Solon et dans Ovide ; dans Ovide, ce dilettante à la muse élégante et voluptueuse, qui, on en conviendra, est un médiocre stoïcien ; dans Solon qui fut le premier en Grèce, — Montaigne le rappelle dans un autre Essai, — « qui donna la liberté aux femmes, aux dépens de leur pudicité, do pourvoir au besoin de leur vie (3) » ; Solon, l'un de ces phi- losophes qui « laissent les lois et préceptes suivre une voie », mais qui en « tiennent une autre ». qui « tantôt se représente lui-même en forme de législateur, tantôt parle pour la presse (pour le pu- blic), tantôt pour soi, et prend pour soi les règles libres et natu- relles (4). » Dans les trois pages de texte dont se compose le chapitre, Mon- taigne donne quatre citations latines; deux d'entre elles sont de l'épi- curien Lucrèce, la troisième d'Ovide, la quatrième de Macrobe ; aucune d'elles n'est empruntée à un stoïcien. Enfin, après avoir cité quelques exemples de rois, de reines et d'empereurs dépossédés et mourant dans la misère, dans la ser- vitude ou de la main du bourreau, il cherche à expliquer dans quel sens il faut réellement entendre la maxime de Solon, mise en vers par Ovide : (( Qup mul homme, certain d'un bonheur sans refour, Ne peut se croire heureux avant son dernier jour. » ^- - (1) Sénèque. Lettre 12. (2) Livre I, ch. XIX de l'éditâon de 1580; ch. XVIII des éditioas cou- rantes. (3) Livre III, ch. V. (4) Livre III, ch IX. — 17 — Il en propose deux explicalions (1): la première, inspirée par une pensée é]iieurienne développée par Lucrèce, est celle-ci: « Car il me semble que, comme les orages et les tempêtes se piquent contre l'orgueil et la hautaineté de nos bâtiments, il y ait aussi là-haut des esprits envieux des grandeurs de ça-bas. » Ceci n'est que la paraphrase des vers 1225-1234 du A'aluvâ revain, chapitre V, dont -Montaigne cite ici les deux derniers : Tant il est vrai qu'une (orce secrète se loue des choses humaines, se plait à briser les haches consulaires, et loule aux pieds lorgucil des faisceaux. » Mon- taigne admet qu'on peut ainsi prendre avec raison ce bon avis de Solon ; mais il penche vers une autre interprétation, et cette in- terprétation est stoïcienne pour M. Stro^^■ski ; en réalité elle est / au contraire anti-stoïcienne et, de plus, épicurienne eomme la pré- cédente. C'est en effet, sur une longue citation des Estais, que M. Strowski élaiblit son aflirnialion (2). Mais cette citation est inexacte Par suite de l'omission de certaines phrases comprises dans les pas- sages cités, la pensée de Montaigne est altérée. Avec le texte ainsi tronqué, elle se trouverait conforme à l'esprit des deux doctrines stoïcienne et épicurienne dans ce qu'elles ont de commun. Cette conformité partielle nous est rappelée par Montaigne au chapitre de la Cruauté (3) : « les disciples d'Epieure ont, tout aussi bien que les stoïciens, « ràmo bien réglée, bien disposée à la vertu », leurs « résolutions et discours au-dessus des efforts de la fortune ». Mais, avec le texte reconstitué, le doute, s'il a pu exister, sur le sens du passage cité par M. Strowski, ne peut plus subsister. Qu'on en juge. Voici celte page : les lignes par moi soulignées sont celles qui ont subi l'avulsion de M. Strowski (3). « Je trouve vraisemblable qu'il ait (Solon) regardé plus avant et voulu dire que ce mémo bonheur de notre vie qui dépend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien né, et de la réso- lution et assurance d'une âme réglée et bien assénée, ne se doive jamais attribuer à l'homme, qu'on no l'ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, et, sans doute, le plus difficile. En tout le (1) Les Essais de 1580, édition Dezeimeris et Barkhausen, livre I, ch. 19. tome I, pages 92-93-94. (2) Dans son livre, page 100. (3)L. II, ch. XI. (( De la Cruauté. » (4) Voir Montaigne par M. Strowski, page 100 pour le texte incomplet donné par lui. Pour le texte cx>mplet, voir l'édition de lii&), 1, pages 92- 93-94 et l'édition Dezeimeris et Barkhausen, ou l'édition Mu'nicipale, tome I, pages 97-98. — 18 — reste, il peut ij avoir du masque : Ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous en essayant pas lusqvCan vil, nous donnent loisir de main- tenir toujours notre visage rassis. Mais, à ce dernier rôle de la mort et de nous, il n'y a plus que feindre, il faut parler fran- çais, il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot. IS'am vero voces tum demun pectorc ah imo Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res. (Alors, la nécessité nous arrache des paroles sincères. Alors le masque tombe et Vhomme reste.) « Voilà pourquoi se doivent, à ce dernier trait, toucher et éprou- ver toutes les actions de noire vie. C'est le maître jour, c'est le jour juge de tous les autres ; C'est le jour, dit un ancien, qui doit juger toutes nos années passées. Je remets à la mort l'essai du fruit de mes études. Nous verrons là si mes discours me viennent de la bouche ou du cœur, » Les sept lignes rétablies, le sens épi- curien de tout le morceau et l'intention anti-stoïcienne sont évi- dents. Pourquoi, en effet, d'après Montaigne, « toutes les autres actions de notre vie » doivent-elles toucher et être éprouvées « à ce dernier trait » (l'attitude au moment de la mort) ? C'est parce que « en tout le reste, il peut y avoir du masque » ; c'est parce que « les beaux discours de la philosophie ne sont souvent en nous que contenance », comme les stoïciens nous l'ont plus d'une fois montré par leur exemple ; Montaigne nous l'a souvent fait remarquer, no- tamment au chapitre 37 du livre II, dans le passage que j'en ai cité (1) ; alors que, au moment suprême — c'est par l'épicu- rien Lucrèce que Montaigne le fait dire, — « la nécessité nous arrache des paroles sincères, le masque tombe et Vhomnïe reste ». Voilà ce que nous n'aurions pas pu voir si nous nous en étions tenus au texte mutilé de M. Strowski, car il supprime à la fois le passage anti-stoïcien et la pensée de Lucrèce sur laquelle Mon- taigne appuie sa conclusion, son interprétation du mot de So- lon, et par conséquent le sens du chapitre tout entier. La série des essais stoïciens, d'après M, Strowski, se compo- sait do cinq chapitres. Il me semble qu'en voilà déjà quatre qu'il faut rayer de la liste. Arrivons au cinquième et dernier : c'est le chapitre 20 du livre I (2) : Que philosopher, c'est apprendre à mourir... » (1) Edition de 158(), Dezeimeris et Barkhausen, tome II, p. 329-330. (2) 1.j8<). Edition Dezeimeris et Barkhauseu, tome 1 ; ch. 19 des édi- tions courantes. — 19 — L'erreur est ici la même que dans les précédents chapitres. M. Strowski, après avoir cité deux passages de cet essai, qu'il reconnaît être nettement épicuriens (1), veut nous persuader que Montaigne l'ait innnédiatement volle-l'ace, et tourne à un stoïcisme des moins contestables, qui va caractériser l'essai tout entier. Et, à l'appui, il nous cite un seul morceau de ce chapitre qui ne peut être, à son avis, qu'inspiré du Portique, puisqu'il blâme cette « nonchalance bestiale » de tant de gens qui n'échappent à la crainte de la mort qu'en évitant d'y penser et de la regarder en face, au lieu d'apprendre ù soutenir et connaître de « pied ferme » « cet ennemi qu'on ne peut éviter ». Voilà tout ce que l'auteur a trouvé dans ce long chapitre, pour en caractériser le stoïcisme. En face de la mort, Montaigne prêche « le combat, non la fuite », tel est le seul et unique argument do M. Strowski. Cet argument est nul. Même si ce chapitre ne se composait que de ce seul paragraphe de 15 lignes (les Essais en ont de presque aussi courts), il serait impossible de lui recon- naître le caractère stoïcien. J"ai déjà l'ait remarquer plusieurs lois que la théorie épicurienne de la mort est aussi éloigné© de l'idée de « fuite » que l'idée stoïcienne ; que lorsque Sénèquc lui-même professe que le sage doit s'exercer à la mort, et que celle-ci doit ressembler à une retraite, et non à une fuite (lettre 22, par exemple), il dit et répète que c'est une idéed'Epicure qu'il dé\eloppe ; qu'en-, fin tous les passages des Essais où il est question de « l'effort » par lequel le sage seul sait dresser son âme et la rendre maîtresse de la pauvreté, de la mort, et de toutes les injures de la fortune, correspondent à une maxime épicurienne. Dans le présent essai, Montaigne, après avoir fait remarquer avec plus d'insistance en- core que dans les précédents, que « toutes les sectes se rencontrent et conviennent à cet article de nous instruire à mépriser la mort », marque nettement, par le choix de ses citations, que c'est de l'épicurisme et non du stoïcisme qu'il s'inspire lui-même. Sur seize citations latines qu'il donne, il y en a neuf de Lucrèce, et le chapitre tout entier n'en est que la paraphrase. Enfin, il y a dans cet essai quelque chose de plus que dans les précédents. Il doit son caractère dominant et son plus grand in- térêt à l'admirable prosopopée qui le termine : le discours de la Nature. C'est un des morceaux les plus éloquents et les plus sou- vent cités des Essais. La Nature, s'adressant à l'homme, lui or- donne de « sortir de ce monde comme il y est entré », le répri- (1) Pages 87 et 91-92 de son livre. — 20 — mande de ses exigences, et s'efforce de le convaincre qu'il est in- sensé s'il craint la mort et s'il résiste ; qu'il n'a rien à réclamer ni à regretter. Tous les arguments de la Nature décrètent le cou- rage avec une dureté méprisante. Or, le thème de ce discours est , pris tout entier dans le De Nalura rerum (1). Tous les arguments y que donne Lucrèce en termes si éloquents sont ceux de son maître " Epicure. Montaigne les prend à son compte. Il les commente, il s'en abreuve, dit avec raison M. Constant Martha (2), en épuise toute la fière amertume. Aucun chapitre des Essais n'est plus épi- curien que celui-ci. Une fois reconnu l'incontestable talent littéraire de M. Strowski, que reste-il de la thèse sur le stoïcisme de Montaigne dans sa première phase, c'est-à-dire dans les Essais de 1580 ? Rien ? Oh que non ! Il en reste une leçon de prudence pour tous ceux qui voudront appliquer à la pensée de Montaigne la « méthode historique et gé- nétique » que M. Strowski se fait l'illusion d'avoir le premier appli- quée. Ils devront, sous peine de s'exposer aux mêmes erreurs que M. Strowski, et de méconnaître le principe même de celte méthode « historique et génétique », tenir plus de compte qu'il ne l'a fait, des travaux antérieurs sur Montaigne, notamment ceux de Sainte- Beuve, d'Emile Faguet (3), d'Ernest Courbet (4), de Guillaume Guizot (5), d'Edme Champion (6). M. Strowski sera, je pense, amené a rectifier le pasage de son Introduction, à l'Edition municipale des Essais ^^ sur « l'inspira- tion à la fois stoïcienne et pyrrhonienne » du livre. Nous aurons à revenir sur son livre, et nous verrons que sa thèse sur Montaigne chrétien n'est pas mieux fondée que sa conception d'un Montaigne stoïcien. (1) Lucrèce. De Natura icrum. Livro 111 vers 944-1.107. (2) Constant Martha. Le poème de Lucrèce, pages 148 et s. (3) Kmile Faguet. Le seizième siècle. (4) Ernest Courbet. Les Essais, avec toutes les variantes. Edition Lo- maire. (5) Guillaume Guizot. Ouvrage déjà cité. (6) Edme Chamimon. lidroduction aux Ensuis de Montaigne. 1 vol. chez Colin, 1899. i^gP^W* l*o numôroii da la Bévue IWitiqyt^ d l^i'h'mrntairit dos lU juinj ■ a^jiiilltJl, 10 auût>. . Paris. — Typ. A. Davt, 62, rue Madame. — Téléphona! 70i-19. La Bibliothèque université dtOttawa Echéance The Uibrary University of Ottawa Date Due SEP 0 4 1997 a39003 00265 1 2 5 ^4 b CE PU 1644 .A6754 19J7 COO ARMAINGAUO, ACC# 1331609 PRtTENOU S y II II il m ill «ii